6
En entrant dans le Hard Rock Café, sur les coups de 21 heures, je n’ai toujours pas trouvé de réponse à la question : comment déjouer la vigilance d’un sumotori sans bousculer son centre de gravité ? Il est là, tout seul, sans les habituels compagnons de route dont il aime s’entourer, devant un capuccino et un bouquin. Point de mire des curieux qui chuchotent aux tables voisines. Ses cheveux fins et noirs, dénoués, lui tombent sur les épaules et lui donnent l’air d’un Sitting Bull fatigué de la folie des visages pâles qui le verraient bien dans une réserve.
Mezzo voce, Jean-Marc a remis Gérard sur le tapis. D’après lui, personne n’est encore au courant de sa disparition.
— Encore heureux que t’as quinze témoins barbus pour dire que t’as pas fait le coup, au cas où on saurait qu’il t’avait menacé de mort et que tu lui as pété sa meule. Il a envie d’en parler, moi pas. Durant toute la conversation j’ai cherché une monnaie d’échange contre le service que j’allais oser lui demander. Nous ne sommes pas assez copains pour que je joue l’affect, pas assez étrangers pour lui proposer le fric qu’il n’accepterait pas.
Depuis bientôt cinq jours que je m’abîme dans cette embrouille, il me regarde tomber, presque en voyeur, et ce soir je dois lui demander de faire un petit bout de chute avec moi.
— J’ai l’adresse perso du type sur la photo, j’ai essayé d’appeler à son boulot mais ça n’a rien donné.
— Et alors ?
— J’ai plus le temps, demain j’ai rendez-vous à midi avec un vieux qui va me demander des comptes sur Jordan, et moi sur Bertrand. Le vampire a disparu et son hystérique aussi, il sait que je le cherche, il se planque, plus question d’écumer les rades en espérant le cueillir pendant qu’il descend son Bloody Mary, j’ai plus que ce gars-là.
— Et alors ?
— Et alors… Tu prendrais pas un cheesecake, ou un brownie ?
— Pas faim, et faut que j’ouvre la boîte dans trois quarts d’heure.
— Et si le brownie t’allais te le taper là-bas, 42e Rue ? Le vieux me donnera du fric, et demain, je file à la Panam pour réserver un vol, et je te prends une chambre au Chelsea juste pour un week-end.
Il s’est laissé le temps de la réflexion, avec, dans ses yeux bridés, quelque chose comme une insulte. Je ne sais pas manier la carotte, mais lui sait manier le bâton.
— Tu t’y prends mal, Antoine. J’aime pas ça. T’es demandeur, alors accouche, et fais-la courte.
— Je dois rendre visite à ce mec et j’ai besoin de toi comme…
— Comme argument de persuasion.
— De dissuasion, plutôt.
— Merci. T’es pas le premier qui me demande, mais d’habitude ça serait plutôt une bagnole à récupérer ou un magnétoscope.
Silence.
— Tu connais ma réputation, Antoine. C’est quoi ma réputation, Antoine ?
— « L’homme qui n’a jamais eu besoin de coller une seule baffe de sa vie. »
— Exact. Et compte pas sur moi pour foutre dix ans d’image de marque en l’air.
— T’auras rien à faire. Juste être là.
— New York, j’y vais pas avant juillet, et j’ai déjà mon bifton, et j’irai squatter chez les deux Ricains bourrés de ce matin. T’es mal barré.
— Déconne pas, Jean-Marc. Tu me vois faire peur à qui que ce soit, avec mes petits poings nerveux ?
— La violence, tout de suite… Propose-lui du pognon, avec un peu de bol c’est peut-être un vénal. Remarque, t’as de la chance dans ton malheur, c’est pas le genre à appeler les flics, avec les trafics qu’il fait. Et peut-être qu’il est pas vraiment pote avec Jordan. Propose-lui un billet pour New York.
— T’es con.
— Vas-y avec Étienne, il t’aime plus que moi. Lui aussi, il a des arguments. On sait pas trop lesquels, mais ça marche toujours.
— J’ai évité de lui en parler, il aime pas ça.
— Quand est-ce que tu te démerderas tout seul, Antoine ?
Il se lève en grognant puis se met un élastique dans la bouche et rassemble ses cheveux.
— Tu me lâches ?
— Non, je vais passer un coup de fil à un pote qu’a les clés du 1001.
*
* *
Un septième étage près de la mairie du XIXe, pas loin des Buttes-Chaumont. Le gars n’est pas là et ça fait presque une heure qu’on l’attend dans la cage d’escalier en gardant une main sur la minuterie qui découpe le temps en tranches de lumière de trois minutes. Jean-Marc a eu tout le loisir de me raconter ce qu’il allait faire pendant ce week-end bonus à New York City. Il m’a extorqué un jour de plus, un vol en classe affaire, et un petit peu d’argent de poche pour faire la tournée des boîtes, parce que là-bas, il paye son écot, comme tout le monde, et ça le dépayse. Malgré tout, je me plais à penser qu’il n’aurait pas rendu ce service au premier venu. Et qu’il le fait, aussi, parce que je suis un peu moi, une espèce d’Antoine qui joue les méchants par procuration et les détectives aux petits pieds.
À force d’attendre dans le silence de cet escalier en béton, tout près du vide-ordures, on finit par oublier l’heure et le dehors, on chuchote des trucs en essayant de se calmer, de penser à autre chose. Jean-Marc est là, vautré sur les marches qui lui cassent les reins.
— Tu sais, Antoine… New York, c’est un truc spécial, pour moi. C’est la seule ville qui fasse des pantalons à ma taille. Quand je rentre dans un magasin on me regarde comme un client, quand je me balade dans la rue on me regarde plus du tout, et ça repose. Ils laissent une place aux bizarres, à tous les hors gabarit. C’est leur côté king size. Des comme moi, ils en ont.
— Tu dis ça mais t’aimes bien le petit air inquiet du quidam qui traverse la rue pour te laisser le trottoir entier.
— Tu crois ?…
On a parlé, longtemps. Puis on s’est murés dans le silence, par ennui, j’ai même cessé d’appuyer sur la minuterie. J’ai gardé une oreille vers l’ascenseur.
Pour m’évader de cette cage d’escalier froide et nue, je repense à tout ce confort qui m’attend, cet été. Qui nous attend, Bertrand et moi. Notre combine pour partir en vacances sans quitter Paris. Durant l’exode estival, des gens nous laissent les clés de leur appartement. Et pas par grandeur d’âme, non, ils se sentent sécurisés à l’idée qu’on relèvera le courrier, qu’on le réexpédira, qu’on nourrira les chats, qu’on sortira les chiens, qu’on aérera, qu’on s’occupera des plantes avec amour, et qu’on répondra au téléphone, soit pour transmettre les messages urgents, soit pour éloigner d’éventuels cambrioleurs qui bossent dur pendant la période. Tout le monde est content, l’été dernier nous avons même eu du mal à satisfaire la demande, on s’est partagé le boulot. Le parasitage utile. On assure nos prestations avec un zèle inouï, et on se vautre dans les lits, on se repose, on tape dans les congélateurs qu’on nous laisse pleins, on fait des économies, et avec nos points de chute disséminés un peu partout, on ne prend plus un seul taxi. En attendant le second mois chaud de l’année, septembre et ses inaugurations, ses réouvertures. De quoi faire le plein de champagne en attendant les heures noires et la bise automnale.
Brusquement, vers les 2 heures du matin, il s’est massé les côtes, furieux, en disant que sa nuit de boulot était foutue. J’ai cru à nouveau qu’il me lâchait.
— Y en a marre ! Mais qu’est-ce qu’il fout ce con !
Sans comprendre, je l’ai suivi sur le palier, il a toqué de nouveau à la porte avec une rare violence. J’ai eu peur que le bruit ne réveille le locataire d’en face. Jean-Marc a tâté vers les gonds de la porte en bois puis vers la serrure.
— Arrête tes conneries, Jean-Marc, on a qu’à repasser.
— Ta gueule.
C’est ce que j’ai fait, tout de suite. Dans l’état où il s’est mis, je pourrais bien recevoir la première baffe de toute sa vie, ruiner sa légende, et il s’en fout totalement. De taureau assis il s’est métamorphosé en taureau furieux, comme ça, sans prévenir. La porte fléchit en haut et en bas quand il y appuie le poing. Il prend son élan et fait craquer la serrure dans un bruit sinistre, puis m’attrape par le col et me pousse à l’intérieur. Pas eu le temps de le dissuader. Il a allumé la lumière et bloqué la porte avec une chaise. Puis il s’est mis à soupirer d’aise.
— C’est ce qu’on aurait dû faire tout de suite, bordel.
Il a soupiré encore, soulagé, quelque chose comme un sourire lui est revenu aux lèvres.
— C’était sa porte ou sa gueule. J’ai fait le bon choix, non ? On n’est pas mieux, ici, hein, mon p’tit Toinan ?
Le ici est un ramassis de bordel qui traîne par terre, sur deux pièces. Des cartons pleins, un canapé en cuir, un répondeur, des disques en pagaille, une bibliothèque encastrée dans le mur, un coin kitchenette. Jean-Marc passe un coup de fil à son collègue pour lui dire qu’il ne viendra pas cette nuit. Puis va faire un tour dans la chambre, d’un pas léger qui slalome entre les cartons, sans se douter une seconde que la violation de domicile est un truc que le sens commun réprouve. C’est bien fait pour ma gueule. Moi, le parasite, qui aime s’insinuer chez les gens par le biais, sous leur nez, je me retrouve devant le fait accompli, avec une serrure fracassée sur la conscience. Qu’est-ce que j’avais imaginé ? Qu’en faisant appel à Jean-Marc j’aurais la garantie que ça se passerait façon gentleman agreement ?
Sans savoir quoi faire, je m’assois un instant sur le canapé. Jean-Marc ne revient pas et ça finit par m’inquiéter. Je me relève ; tourne en rond, fais des gestes en l’air, comme si je parlais avec mon avocat. Tout à coup, j’entends des cliquetis bizarres et une espèce de musique à faible volume venant de la chambre. Je m’y précipite en imaginant le pire. Plus besoin de l’imaginer, il est là, sous mes yeux.
Le gros cheyenne, affalé sur un matelas recouvert de draps noirs. Les bras croisés sous la nuque. Les yeux rivés sur une télé géante où défile le générique d’un western.
— Ce mec a une de ces vidéothèques… il dit.
Je reste là, consterné.
— Hé ! Toinan, tu peux regarder dans le frigo ? Je me ferais bien un Schweppes. N’importe quoi, un jus de fruit. Fait une chaleur d’enfer, ici.
Henry Fonda, sur l’écran.
Je ne sais pas si c’est la chaleur, mais je me mets à transpirer, à trembler. C’est bien fait pour ma gueule. On pense connaître les gens, on leur demande un service, et on ne se doute pas une seconde qu’on va déclencher des phénomènes imprévisibles et terrifiants. Jean-Marc, je ne l’ai jamais connu que dans l’encadrement d’une porte de boîte de nuit, peinard, en plein boulot, inspirant le respect au tout-venant. Et je le vois là, tout aussi peinard, après une intrusion en règle.
— Tu veux pas ouvrir la fenêtre ?
— … Excuse-moi de te dire ça mais… tu… tu crois pas qu’on charrie un peu…
— Qu’est-ce que t’as, encore ? C’est pas le roi de l’incruste qui va se mettre à freiner maintenant. Il est trois heures du mat’, s’il arrive ton zozo, c’est pas parce que je mate une cassette qu’il va choper les plombs. Putain ce qu’il fait chaud, ici…
Terence Hill sur l’écran.
— J’suis sûr que si tu fouilles bien tu vas trouver une enveloppe d’herbe planquée quelque part. Roule-toi un joint, ça va te détendre.
Je retourne vers le canapé sans prendre la liberté de m’y asseoir.
— Et tu penses à mon Schweppes, t’es gentil.
4 h 20. Une bouteille de vodka, un verre. Je n’ai pas osé bouger du canapé, en sursautant les deux ou trois fois où l’ascenseur s’est mis en marche. Mais quelque chose s’est calmé, à l’intérieur. La vodka m’y a aidé. Jean-Marc continue de se goinfrer d’images et de lait frais. Avant de changer de film, il s’est même tartiné un sandwich au peanut butter. Pour tromper mon angoisse j’ai fouillé dans les cartons et je n’ai rien trouvé que des bibelots, des gadgets dans leurs boîtes d’emballage, des vêtements en cuir, neufs, avec leurs étiquettes et tout un bocal de barrettes magnétiques blanches qui font bip-bip en sortant des magasins. Pas de trace de dope. Pas d’agenda ni de carnet d’adresses. Dans la bibliothèque, j’ai feuilleté des livres d’art reliés cuir, que personne n’avait jamais ouverts avant moi. Au-dessus, trente exemplaires immaculés du Larousse du cinéma. Et puis, au milieu de tous ces rutilants volumes, une vieille chose à la tranche jaunie.
Une sorte de vieux manuscrit tapé à la machine, avec une couverture en carton couleur pisseuse, relié par des pinces. Une odeur de papier presque moisi. Celui-là avait été lu, relu, corné et épluché à travers les âges. En page de garde, j’ai lu :
FIGURES DU VAMPIRISME DANS LE SCHÉMA DES NÉVROSES.
Ça m’a vrillé les entrailles, d’un coup.
Sous le titre, le nom de l’auteur de la thèse : Robert Beaumont. Une date : 1958. Sur la page suivante, des remerciements à plein de gens, des professeurs, des universitaires, et le directeur de l’école freudienne. Juste en dessous, une citation en italiques tirée de Dracula de Bram Stocker.
J’en ai oublié tout le reste.
Je me suis passé la main sur ma cicatrice.
Et j’ai lu.
*
* *
J’ai lu sans comprendre, je n’ai pu que percevoir çà et là le sens de certaines phrases qui s’échappaient de l’imbrication du raisonnement psychiatrique. Un langage de spécialiste, méticuleux, sentencieux souvent, un langage qui vous regarde de haut et qui se donne avec peine. J’ai lu avec la sensation d’avoir raté les épisodes précédents, que ça n’avait pas été écrit pour moi. Une autre violation de domicile où je me suis retrouvé coincé à l’intérieur, pris au piège, sans pouvoir en sortir. J’ai lu avec rage.
Globalement j’ai compris que l’auteur prenait des phénomènes tirés de l’imagerie classique du vampire pour établir des analogies avec une variété choisie de maladies nerveuses. Nosferatu version Freud. Loin de cerner le détail, je me suis raccroché à quelques points précis qui m’ont plus parlé, à commencer par le non-regard dans le miroir.
Le refus de sa propre image. Ça semble être un symptôme presque banal chez des sujets traumatisés par l’abandon. N’ayant pas été reconnu, il ne se reconnaît pas non plus, et il a besoin du regard de l’autre pour comprendre qu’il existe. Violaine et ses yeux fixes.
Puis, tout un chapitre sur la symbolique de la morsure, sur le désir de l’autre dont on se nourrit. Le toubib a brodé sur le thème, en s’amusant parfois, avec des envolées lyriques et des métaphores sanguinolentes. Ça m’a fait l’effet d’un onguent sur la plaie de ma morsure, Jordan et Violaine sont redevenus humains, tarés mais humains, et ça fait du bien de les voir sortir du fantastique pour tomber dans le médical, même violent. Parce qu’on a beau aimer le mystère des gens et les personnages à clés, on se sent pourtant soulagé de ne trouver qu’un peu de poussière dans leurs tiroirs, comme dans tous les tiroirs. Des vieilleries dans leurs armoires. Et, dans leurs placards, des vieux trucs enfouis qu’ils n’ont jamais réussi à fourguer. Jordan et Violaine, le vampire et la vamp, des perturbés parmi tant d’autres, mais qui en jouent, qui ont pris le parti de s’en amuser, des poètes désaxés ou des chiens qui ont peur et qui s’évanouissent dans la nuit après avoir mordu.
Le toubib avait gardé le meilleur pour la fin, tout un laïus habile sur le refus névrotique du jour. Là, j’ai vécu un petit moment de bonheur, j’ai fêté ça à la vodka. Elle était là, la maladie, celle que j’avais moi-même perçue chez Grégoire et les autres, mais avec mes mots à moi, tout seul, comme un grand. Il m’avait suffi de l’approcher, de la voir naître et éclore chez les paumés du point du jour.
C’est là où j’ai eu la trouille et que le manuscrit m’a brûlé les doigts. Brusquement il m’a fait horreur. D’élixir il est devenu fiel, parce que j’ai réalisé, presque trop tard, que tout ça parlait aussi de moi.
— Espèce d’enfoiré, je te dérange ?… Ordure de merde…
La chaise près de la porte fracassée est tombée à terre, et tout de suite après : les yeux du type ivre de rage. Pas eu le temps de réagir, il a gueulé fort. Moi aussi, pour appeler Jean-Marc, mais le type a vite saisi le premier truc qui lui tombait sous la main et l’a brandi en visant ma tête. Jean-Marc n’arrive pas, on m’empoigne par le col et me plaque contre le mur.
— Je vais t’éclater la gueule !
Je me suis protégé le front, et j’ai gueulé le nom de Jean-Marc.
Et puis, plus rien.
Rien.
Le blanc.
Je n’ai plus senti la pression de son poing sur ma gorge. J’ai pu voir ses bras ballants. Et ses yeux épouvantés, ailleurs, très loin, vers la chambre.
La vision.
Vision d’une créature dorée et lisse. Magnifiquement ronde. Aurifiée. Scintillante. Le halo de lumière qui en émane est du même or et irradie la pièce.
BOUDDHA.
Les yeux bridés et mi-clos, ceux d’un roi Mongol prêt à toutes les cruautés. Sa natte lui caresse le cou. Juste après l’apparition, il s’est assis sur le tapis, léger comme une feuille morte, et a déroulé ses jambes avec une lenteur éléphantesque. Pour se statufier, enfin, en bonze nu.
Majestueux.
J’ai entendu le bruit métallique de la matraque en métal de notre hôte tomber sur le carrelage.
L’apparition m’a terrassé autant que lui.
Jean-Marc, en slip. À peine sorti du sommeil. Engourdi de chaleur. Immobile. Il se redresse un peu pour bâiller et s’étirer. Le slip a disparu dans les chairs. Bouddha est nu.
J’étais pourtant habitué à sa silhouette…
Juste après la stupeur, l’angoisse. Le type s’est mis à trembler, cloué au sol, il a voulu geindre quelques mots absurdes. J’ai mis un bon moment à comprendre qu’en fait il ne faisait que me supplier afin qu’il ne le touche pas.
Jean-Marc, toujours muet et immobile, émerge mollement d’un bon petit roupillon.
— Je vais rien piquer ici. Je vais même pas tarder à me tirer, j’ai fait.
— Et… Et Lui… vous… l’emmenez avec vous ?
— Je sais pas. C’est un peu comme il veut.
— … Bien sûr… Comme il veut…
— Il aimerait bien savoir comment tu connais Jordan, qu’est-ce qu’il fout dans la vie, et où on peut le trouver.
— Jordan oui Jordan Régnault bien sûr oui l’internat de la Pierre Levée dans la Somme en 1969 sortie en 78 il vit dans des hôtels je lui garde ses affaires il passe ici des fois.
C’est la première fois que je vois un mec en train de frire de peur. Il va nous péter dans les doigts si on ne le calme pas un peu.
— On va y aller doucement. Tu recommences tout, en clair, avec plein de détails.
— Peux… pas… Aidez-moi…
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Qu’il se… qu’il se rhabille.
Compréhensible. J’essaie d’imaginer le gars qui rentre dans son sweet home à 5 heures du matin et qui tombe sur un lutteur de sumo à poil sortant de son lit pour se vautrer sur son tapis.
— C’est délicat. Personne ne lui a jamais dit d’aller se rhabiller.
— S’il vous plaît !
Je fais un signe de tête à Jean-Marc, doucement sorti du coaltar. Il enfile mollement son tee-shirt 4 XL et son Levi’s géant. On attend un moment que l’agité se calme.
— Alors, Jordan ?
— On s’est connus au pensionnat, Violaine et lui étaient orphelins.
— Violaine ?
— Sa sœur.
— Hein ?
— Sa sœur jumelle.
— Tu te fous de ma gueule ? Tu trouves qu’ils se ressemblent ?
— Vous énervez pas, pitié ! Ça va l’énerver, Lui aussi. Je vous jure de me croire ! C’est des faux jumeaux, c’est pas des monozygotes comme ils disent, mais c’est quand même vrai.
Bien sûr que c’est vrai. C’est même lumineux. Comment un truc aussi évident a-t-il pu m’échapper !
— Ils viennent d’une famille bourge, leurs parents sont morts quand ils avaient six ans, on les a collés dans une pension chicos.
— Parce que toi, t’as vraiment l’air de sortir d’une pension chicos.
— Mais je vous jure que c’est vrai !
— Continue.
— Les garçons et les filles étaient séparés. Violaine était déjà bien déjantée à l’époque, on la montrait à des spécialistes, elle voulait voir que son frère, et lui, il la protégeait comme un furieux, déjà tout môme il piquait des crises quand on lui laissait pas la voir. Toutes les nuits il faisait le mur pour aller la retrouver, ça m’avait frappé, et moi je l’enviais d’être assez gonflé pour faire des trucs comme ça. Toutes les nuits, entières. Il récupérait pendant les récrés, il dormait en classe. Il avait pas vraiment besoin d’écouter, c’était une tronche, Jordan, on était des débiles mentaux à côté de lui. Avec moi, il parlait, mais pas beaucoup, sorti de sa sœur il cherchait pas vraiment à communiquer, paraît que ça arrive, avec les jumeaux. À la majorité, les tauliers ont pas été fâchés de les voir partir.
— Et depuis ?
— Ils zonent la nuit, je les ai plus jamais revus en plein jour. Pas d’emmerdes de fric, ça doit être la rente familiale, ils ont des thunes, les Régnault, mais ils sont discrets dès qu’on touche à ces trucs-là. On se voit de temps en temps. Ils changent d’hôtel souvent, toujours sans bagages. Il m’a demandé de lui garder des affaires.
— Ce manuscrit, c’est à lui ?
— Ouais. Il y tient. C’est ça qu’a dû lui monter à la tête, ces histoires de Nosferatu j’y pige rien, des fois je les entends dire des trucs sur les morts vivants. Je savais bien qu’à force de mordre des gens, ils finiraient par s’attirer des histoires. Déjà que la frangine est du genre à coucher facile, ça en fait des mecs à mordre dans Paris. Dès qu’il la laisse toute seule elle fait une connerie. Elle m’a toujours foutu la trouille, Violaine. Et lui il fait tout pour pas qu’on l’interne pour de bon. Il y a cinq ou six ans, il l’a sortie de l’hosto psy par tous les moyens, depuis il fait gaffe, ils sont toujours un peu clando. Seulement des fois, la provo va un peu loin, et ça dérape. Je peux rien dire de plus… Il va me croire ?
— Cette pension, elle est où ?
— Elle est rasée depuis dix piges, ils ont même plus d’archives si c’est ce que vous pensez. Je sais même pas où sont les grands-parents, s’ils vivent encore.
Jean-Marc se passe le visage sous le robinet. Après ce que je viens d’entendre, je devrais en faire autant.
— T’oublies le principal. Ton pote Jordan, tu vas nous le livrer comme un paquet cadeau. Et quand je dis nous c’est surtout Lui qui veut.
— Leur dernière adresse, c’était l’hôtel de France, vers République. Ils ont peut-être changé, j’y suis pour rien… Je sais plus quoi vous dire…
Sans qu’on lui demande rien, il a ouvert des cartons avec des objets, des bouquins, des affaires de gosses, rien d’écrit, aucun renseignement précis.
— Tu connais les fêtes de la rue de la Croix-Nivert ?
— Non.
Il fait jour. J’ai le sentiment qu’il a balancé tout ce qu’il savait et qu’on ne pourrait plus rien en tirer.
— Qu’est-ce que vous… comptez faire ?
— À propos de quoi ?
— De moi…
— J’hésite entre donner ton adresse aux flics et Lui demander de rester ici avec toi des fois que Jordan ferait signe, ou des fois que t’aies dans l’idée de le prévenir. T’as une préférence ?
— Oui.
Pas besoin de demander laquelle. Jean-Marc a éclaté de rire, l’autre a sursauté.
*
* *
L’heure bleue s’étire. C’est dimanche. La voiture balaie en douceur des bordées de trottoirs vides avec çà et là quelques percées ocres. Un jogger tenace nous rattrape de feu en feu, l’odeur chaude des croissants de Jean-Marc nous maintient éveillés, elle appelle le café qui nous attend au 1001. Aucun de nous ne se risque à la moindre parole, j’allume une cigarette en essayant d’imaginer Bertrand, et je le vois, bondissant du lit, sous une douche bien chaude, ravi à l’idée de me revoir d’ici quelques heures et reprendre la vie d’avant. Juste un rêve dans mes yeux gonflés de fatigue. J’en saurai plus sur les coups de midi. Pour l’instant, j’ai besoin d’une petite heure. Rien qu’une petite heure d’oubli au 1001, sur un tabouret, avec mes potes, le temps de me retrouver et de faire le tri.
L’heure bleue. C’est l’heure où les vampires rentrent dans la tombe, l’heure idéale pour les cueillir, à peine endormis. Il me suffirait d’entrer avec un crucifix brandi haut, paré d’un collier d’ail, d’ouvrir grand les rideaux et les faire griller au soleil, les asperger d’eau bénite, les achever avec un pieu dans le cœur.
On se réfugie dans le club des irréductibles, Jean-Marc se renseigne sur les affaires courantes, sa nuit d’absence. Étienne m’attend avec un cintre posé sur le bar. Mon costume neuf, propre, ma chemise. D’un geste éloquent, il me fait comprendre qu’il subit la conversation de Stuart et Ricky, hilares. J’aurais pu me passer de l’accueil de ces deux loustics increvables qui ont décidé de prendre pension ici. Ils me tapent dans le dos, familiers, intempestifs, prêts à faire les cons jusqu’à midi. Mon seul désir étant de les expédier d’un coup de pied au cul par-dessus l’Atlantique, genre Concorde, afin qu’ils aillent perturber la journée des fêtards Yankees. Ces mecs sont encore réglés sur leur fuseau horaire.
— D’où tu viens, imbécile, ça fait trois heures que je vous attends.
— Je sais où est Jordan.
— Quoi ?
Stuart gueule : « Mescal ! Mescal for Tony ! » Il ajoute, avec l’accent chicano : « Check it out ! Check it out ! » Je grimace un sourire, ils ne comprennent pas que j’ai envie de les mordre, je prends le cintre et pars me changer dans les toilettes. Au passage, je m’asperge le visage et le torse avec de l’eau glacée. Je balance ma paire de baskets et passe la chemise qui sent le frais.
Mais les Ricains m’attendent, un verre à la main, ils sifflent en me voyant apparaître, tout neuf, en noir et blanc : « Hey Docteur Jekyll ! » ils gueulent. Le patron du 1001 les regarde, énervé, et j’ai bien l’impression qu’il va les virer lui-même.
— Je dois parler à mon copain, mon copain Étienne, I’ve got to talk to him, you understand ?
Ça les dégèle d’un coup, fini la rigolade. Je commence à réaliser que dans ma vie d’avant, ma vie de mortel, il m’est arrivé d’être aussi chiant qu’eux, insouciant, cherchant à tout prix que ça continue, et que ça continue, pour ne plus en voir le bout. Que j’ai usé les gens qui avaient une vie et des choses à faire. Comme vexés, ils s’éloignent et commandent d’autres verres au comptoir. C’était ça ou les explications en règle, à coups de baffe, et au point où j’en suis, je n’aurais pas vu d’inconvénient à me farcir deux petits golden boys en goguette dans la vieille Europe. Étienne m’agrippe par la manche et me tend une tasse de café.
— Dans un hôtel, à République, je dis.
J’empoigne le manuscrit qui traîne sur un tabouret.
— Tout gosses ils étaient déjà noctambules, des mômes traumatisés par la mort des parents, Jordan a lu ce truc, c’est à ce moment-là qu’il s’est mis à jouer les vampires. C’est tordu mais ça colle.
— Et qu’est-ce que le vieux vient faire là-dedans ?
— À mon avis, il m’a embobiné dès le départ en disant que Jordan voulait le buter. Et je me demande si ça ne serait pas plutôt l’inverse. J’ai rencard avec lui à midi.
Quelqu’un vient de mettre un petit Solo de trompette triste à mourir, un truc qui sent la dernière cigarette et le manque de perspectives. Je demande à Jean-Marc s’il n’a rien d’autre en stock.
— Mais, entre-temps, je vais faire un tour à l’hôtel de France.
Jean-Marc s’assoit devant un grand bol de café, les deux Américains viennent lui tapoter le ventre. Pour se tirer de leurs pattes, il va mettre une cassette de blues dans le magnéto. Une mélopée de l’aurore qui dit : « Woke up this morning… » J’ai l’impression que tous les blues commencent par ça : « Me suis levé, c’matin… »
Et moi qui demandais un truc moins morbide…
Me suis levé ce matin, et un tas de merdier m’est tombé dessus…
Comme si tous les ennuis du monde venaient de là, rien que parce qu’on commet l’erreur quotidienne de sortir du lit. Les deux Ricains semblent connaître, ils déchiffrent les paroles qui nous étaient inconnues à ce jour.
Woke up this morning…
Ne jamais se lever. Ou ne jamais se coucher. Au choix.
Bizarrement ça me rappelle des souvenirs de lycée. Pas le blues, plutôt les lettres classiques. Il me semble bien qu’Hamlet en personne évoquait la question, déjà. Le doute le plus célèbre du monde. Est-il noble de se lever le matin en sachant déjà tous les emmerdements qui vont suivre. Est-il lâche d’aller se coucher, de dormir jusqu’à en crever, et dire au revoir à tout ce qui nous bouffe l’existence ? C’est là la question.
Woke up this morning…
— Remarque, on peut juste passer faire un tour. Histoire de voir s’ils y sont vraiment, tes vampires. Sinon t’auras l’air fin avec ton pétard mouillé, fait Étienne.
— Ça veut dire que tu m’accompagnes ?
— J’attendrai en bas avec la tire.
— Je sais que tu ne me répondras pas aujourd’hui, mais promets-moi qu’un jour tu m’expliqueras.
— Quoi ?
— Pourquoi tu me suis. Pourquoi tu me précèdes, même.
— Post-mortem. Mais d’ici là, va pas t’imaginer des trucs abracadabrants, la réalité est toujours plus simple qu’on ne pense, et toujours plus décevante que ce qu’on avait en tête.
On se tape la paume des mains, on se lève synchrones, en riant presque. Ricky interrompt d’un coup la longue liste rauque des malheurs du bluesman. Stuart nous demande si l’on a trouvé du fun, ailleurs qu’ici. J’ai répondu oui, mais qu’on se le gardait.
*
* *
Étienne coupe le contact, je prends le manuscrit et descends.
— Tu vérifies qu’ils sont là, c’est tout.
— J’ai pigé.
— C’est pas de la violation de domicile mais tu fais gaffe quand même.
— O.K. !
— Et si tu restes plus d’un quart d’heure, je monte.
J’arrive devant le veilleur, à moitié endormi, il trie des caisses de croissants. Je demande une chambre en bâillant, la plus calme possible dans ce qui lui reste, il cherche.
— Et si vous aviez des rasoirs…
Il me sort un sachet avec brosse à dents et rasoir jetable, quarante balles.
— J’ai pas eu le temps de me raser dans l’avion.
— Vous arrivez de loin ?
— New York.
Je regarde ma montre, saisis le remontoir.
— J’ai 1 heure du matin, c’est une bonne heure pour aller se coucher. Il est quelle heure, ici ?
— Sept heures vingt.
Je trifouille les aiguilles et lui demande un réveil à 16 heures. Il note, me dit qu’il faut payer d’avance quand on n’a pas de bagages, je sors mes billets.
— J’ai eu l’adresse de l’hôtel par Mr. Jordan Régnault, il a pris une chambre ici, on a rendez-vous à 17 heures dans le hall.
— Je ne suis que le gardien de nuit.
Il vérifie dans son bouquin.
— Ah ! oui, le couple… Je les ai vus passer tout à l’heure.
— On peut appeler, de chambre à chambre, ou je dois passer par le standard ?
— Non, directement par le 2, et vous composez le 43. Je vous conduis ou…
— Je vais me débrouiller.
— Hep… vous oubliez votre clé…
L’ascenseur me laisse au quatrième. Étienne sait que je n’ai pas pu m’empêcher d’aller fourrer mon nez là-haut. Il n’a pas cherché à m’en dissuader. Je me demande même s’il ne m’y a pas un peu poussé. J’avale ma salive avant de cogner à la 43, mon cœur s’emballe. Tout un spectacle refoule brutalement dans mes yeux, des cercueils, des canines gluantes, j’essaie de chasser les images, des portes qui grincent et me vrillent les oreilles, des corps qui fument, chasser toutes ces conneries, le vampire c’est moi, c’est le vieux, c’est tous les autres, pas lui, il s’appelle Jordan, sa sœur s’appelle Violaine, ce ne sont pas des monstres, juste des écorchés, des malades. Ne toucher à aucun des deux, ça rendra fou l’autre, ne pas les brusquer, leur dire que j’ai compris, que rien n’est de ma faute. Calmer le jeu. Être rationnel. Le dialogue. Le bon sens. Montrer le manuscrit. Tout expliquer. Leur dire que tout ça m’a fatigué, que leur histoire n’est pas la mienne. Parler.
De la main gauche, j’ai tapé trois coups discrets. De l’autre je n’ai pas pu m’empêcher de rabattre les maigres revers de ma veste vers le cou en serrant bien. Avant qu’il n’ouvre, j’ai eu le temps de répéter une énième fois mon entrée en matière, une phrase courte, douce, sincère.
Et j’ai foncé tête baissée dans cette faille noire qu’on m’offrait, comme happé, tout mon corps s’est choqué contre la silhouette endormie qui a roulé à terre, j’ai fait claquer la porte d’une talonnade. Noir absolu. Je ne sais même pas lequel des deux j’ai fait tomber, une voix a hoqueté à terre, j’ai tâtonné vers l’interrupteur sans le trouver. Nom de Dieu, c’était quoi, cette putain de phrase courte et sincère ? Une voix venue d’ailleurs a émis un « Jordan ? » à peine audible, suraigu, dans une pièce voisine.
Silence.
— Ils ne nous laisseront jamais en paix, petite sœur…
Une voix trop faible pour parvenir jusqu’à elle. Une légère lueur rosée nous vient de la chambre d’à côté. J’ai pu discerner le corps de Jordan, à terre, en caleçon, avec une chemise à col cassé ouverte sur un torse glabre et rachitique. Malgré sa tenue et sa posture, j’ai retrouvé ses yeux de poisson mort, sa peau blanche, et ce petit regard en coin qui se veut plus intelligent que les autres. Violaine est apparue, s’accrochant à la porte de sa chambre. Sans nous voir vraiment, elle a porté une main à son front pour retomber, étourdie, à terre. Il s’est relevé pour la prendre dans ses bras et lui caresser la tête. J’ai eu l’étrange impression de n’être plus dans la pièce. Invisible. Inutile. Oublié, déjà.
Il a sorti une boîte de pilules d’une table de chevet.
— Rendors-toi, petite sœur.
Elle avale le comprimé avec une gorgée d’eau. Je reste là sans savoir quoi faire de ma peau.
— Où on va ? elle a dit.
Sa tête tombe par à-coups, elle s’efforce de la redresser, les yeux mi-clos. En ramassant le manuscrit j’ai dit :
— Je suis venu pour vous ramener ça.
Il revient vers moi, tout près, et me dit à voix basse :
— Surtout ne parlez pas de lui.
— C’est dimanche… Hein ? C’est dimanche… On va venir nous chercher, hein ?
— Oui, Violaine. Il est trop tôt, encore.
Il chuchote :
— Dans deux minutes elle dormira. Deux minutes. Vous me les accordez ?
— T’oublieras pas de me réveiller, hein ?
Il la relève, la couche dans le lit de la chambre voisine. J’entends qu’il la berce. Deux minutes. Je regrette. Je regrette tout.
Il réapparaît en robe de chambre de satin bleu, ça fait drôle de le voir enveloppé là-dedans.
— Violaine aurait dû vous déchiqueter comme un morceau de barbaque.
— Elle… elle fait une dépression ?
Il rit, comme forcé.
— Une dépression ? Elle est complètement frappée, vous voulez dire. Avant qu’il ne revienne, je réussissais encore à négocier, avec des hauts et des bas, on maintenait un semblant d’équilibre, mais depuis qu’il nous fait rechercher, elle rechute. Elle l’a senti, elle est folle mais pas conne.
— Qui « il » ?
— Celui qui vous paie.
— Il est quoi, pour vous ?
— Il ne vous l’a pas dit ? C’est notre père. Géniteur serait le terme adéquat.
— On m’a dit qu’il était mort.
— Hé non ! Remarquez, j’ai songé à réparer l’erreur mais cette vieille ordure est difficile à approcher. Et j’ai un handicap : je ne l’ai jamais vu, je ne sais pas à quoi il ressemble. Tiens, pourquoi pas, ça serait drôle… vous pourriez me le dessiner ?
J’ai tout fait pour garder mon masque d’indifférence. Je sens qu’il veut négocier avec l’ennemi, ou son médiateur. Si sa sœur avait été transportable, il aurait peut-être joué différemment. Depuis mercredi, je n’ai eu qu’un seul mérite, celui de ne pas me perdre en suppositions et en hypothèses, ça m’aurait empêché de foncer tête baissée et me retrouver ici, ce dimanche matin, avec l’intime conviction que plus rien ne me concernera dimanche soir. Tenir jusque-là, quoi qu’il arrive.
— Je dois le voir tout à l’heure. Il ne vous veut aucun mal, j’en suis sûr. Pourquoi le fuyez-vous ?
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
— Votre histoire de famille ? Rien. Seulement voilà, votre papa garde en otage un de mes amis, qui compte sur moi.
Silence. Il a longuement regardé le plafond.
— Je savais bien que vous n’étiez pas un pro, comme tous ces crétins qu’il nous a collés aux fesses. Ah ! ceux-là… Un vrai plaisir… Ils brillaient comme du phosphore. Des lucioles pas discrètes, pas dangereuses, mais terriblement agaçantes. Avec vous, en revanche, ça n’a pas traîné. Il a senti en vous le parasite qui connaît mieux que personne la ligne directe entre l’évier et l’égout. Il est fin psychologue, mon papa. Et il n’a pas de mérite, c’est son métier.
Contre toute attente, il éclate de rire, s’interrompt en regardant du côté de chez Violaine. Baisse d’un ton.
— Tout ce qu’on sait de lui, c’est ce que la famille nous a raconté. Surtout la nourrice qui s’est occupée de nous avant qu’on nous mette en pension. J’ai très peu de souvenirs de ma mère, on ne nous laissait pas la voir beaucoup. Elle ne nous recherchait pas vraiment non plus.
— Si vous commenciez par le début… Parce qu’avec tout ce que je viens de me farcir depuis quelques nuits, j’ai peur de m’emmêler. Les parasites sont plus connus pour leur ténacité que pour leurs facultés mentales.
Il marque un temps, soupire.
— Vous voulez quoi, la version gore, le retour du médecin fou contre les vampires ? Ou bien le genre psychodrame familial, trauma originel et tout le toutim ?
— Par le début, j’ai dit.
— C’est toujours le plus difficile. Allez savoir quand les choses commencent.
Brusquement, une idée lui traverse l’esprit, il replace les oreillers de son lit, s’étend de tout son long, regarde dans le vague.
— Bien, docteur… Installez-vous dans le fauteuil, histoire de respecter la procédure. Vous voulez de la psychanalyse de conte de fée, vous allez en avoir.
Comme pour jouer le jeu, je m’installe près de lui, hors de son champ de vision, et croise les doigts.
— Il était une fois, il y a trente ans, une grande famille bourgeoise qui vivait dans un bel hôtel particulier à Bougival. Les Régnault. Tout irait pour le mieux si, dans cette belle bâtisse, une jeune fille, leur fille unique, ne s’y étiolait. Elle a vingt-deux ans, on lui promet un bel avenir, un mariage confortable avec un jeune homme de son rang. Mais la fille se rebelle, elle a d’autres projets, elle fait des fugues, mais aussi des études, elle va même jusqu’à militer pour scandaliser la famille. En gros, tout ce qu’une jeune fille rangée doit faire dans un cas pareil. Les parents ont tôt fait de lui dire qu’elle est perturbée, de le lui répéter. Ils veulent la soigner. C’était en 1960.
Je sens qu’il improvise, mais que tout est vrai. Discrètement je regarde l’heure, il s’en aperçoit, Dieu sait comment.
— Si je ne sens pas une meilleure qualité d’écoute, je ne me laisserai jamais aller, docteur… Surtout qu’on en arrive à un point important : l’arrivée du Prince Charmant. Parce qu’il en a, du charme, il s’appelle Robert Beaumont, il est plutôt pas mal, il a un peu moins de quarante ans, il sort de l’école Freudienne, il a une consultation en médecine psychiatrique dans un hôpital et un cabinet d’analyse où se croisent une poignée de patients. Le jeune Beaumont vient même de terminer une thèse brillante, saluée par ses pairs, et qu’il est sur le point de faire publier. Celle qui traîne vers votre chaussure gauche.
Cette fois, je me trahis.
— Vous voulez dire que c’est votre père qui a écrit ce truc-là ?
— Lui-même. Regardez le nom de l’auteur.
— Attendez une seconde… Le vieux qui me crée des emmerdes depuis le début, qui fait des fêtes démentes, qui s’entoure de gardes du corps, qui séquestre mon pote, ce mec-là est un psychiatre ?
— Bouclez-la, docteur, ça me fait tellement de bien d’en parler. On lui demande s’il ne voudrait pas s’occuper d’une petite princesse de vingt-deux ans un peu trop turbulente. Elle fréquente son cabinet pendant plusieurs mois. Et c’est là que…
Temps mort. Rien ne sort, et plus ça bloque plus c’est clair. J’essaie de l’aider :
— Et c’est là qu’ils ont… une histoire ? Comme dans tous les contes ?
— Pas une histoire d’amour. Je ne peux pas le croire. Et même, même s’il l’avait aimée, il n’avait pas le droit… Tout le monde sait ça, hein docteur ?
Il veut continuer à jouer, mais sa voix devient hésitante, il cherche comment faire l’impasse sur ce point précis.
— Bref, elle tombe enceinte. Et en dépression. Les Régnault l’apprennent, ils paniquent, ne font rien pour étouffer le scandale, au contraire, ils ont des relations, un parent député qui a des connexions avec le ministère de la Santé. Le père Régnault n’a plus qu’un seul but : ruiner la carrière du fringant toubib, et ça ne traîne pas, on le chasse de l’hôpital. Plus personne ne veut de sa thèse. Discrédit total, réputation ruinée. Ma mère se met à le haïr. Robert Beaumont n’a plus aucune perspective en France, il fuit aux États-Unis. Personne n’a su ce qu’il est devenu durant toutes ces années. À mon avis, il a continué à semer des gosses à moitié tarés, je ne sais pas, j’imagine… Ça me plairait bien, d’ailleurs. En tout cas, il n’a jamais cherché à reprendre contact avec nous. Jusque très récemment.
J’ai regardé ma montre, à nouveau. Étienne risque de monter et tout foutre en l’air, je n’ose pas l’interrompre, il y met du cœur, dans sa litanie, et je pense être le premier individu au monde à y avoir droit.
— Ma mère a essayé de se débarrasser de ce qu’elle avait dans le ventre, toute seule. Et ça s’est mal terminé.
— C’est-à-dire ?
— On est nés. Coup double. Des jumeaux. C’était sans doute la dernière fois qu’elle nous voyait d’aussi près. Les Régnault s’occupent de tout. Ils embauchent une nourrice à demeure. La seule image qui me reste de ma mère, c’est cette femme sèche, toujours à cran, toujours la cigarette à la main, pleurant et riant à la fois, recluse dans la propriété parentale. Tout ce qu’elle voulait fuir. Un jour, elle se suicide. On avait six ans.
Il essaie d’y mettre toute la distance du cynique qui regarde ça de haut. Et ça ne ressemble pas le moins du monde à la saynète classique du poivrot qui dégueule le drame de sa vie.
— C’est grave, docteur ?
— C’est là qu’on vous envoie en pension.
— Plus personne n’arrive à nous tenir, on reste des vilains petits canards qui inspirent la compassion, on atterrit dans une pension huppée pour gosses de riches un peu dérangés. Les Régnault ont assez vite espacé les visites. Violaine n’avait plus que moi.
— Je connais la suite.
— Sûrement pas. Quelques détails, peut-être, mais personne à l’époque ne pouvait se douter de ce qu’on vivait. Violaine avait des syncopes si je n’étais pas à ses côtés. On a dit que cela faisait partie des liens étranges qui existent entre les jumeaux, mais c’était faux, ça arrangeait tout le monde. En fait, c’était plutôt une espèce de symbiose qui nous unissait, le retranchement de ceux dont on a nié l’existence dès le départ. Mais nous n’avions pas la même stature, elle et moi. Fragile, Violaine. Elle faisait des cauchemars toutes les nuits. Je la veillais. J’étais le gardien de ses songes. Nos nuits clandestines. Et vous savez, malgré tout, malgré nos échecs, malgré les crises et les dérives, je crois que je l’ai empêchée de sombrer totalement dans la folie. Avec mon amour. Peut-être.
Sans doute.
Ça valait bien quelques morsures, çà et là, sur des poitrines pas vraiment innocentes. Ils auraient pu faire bien pire.
— Et vous ?
— Moi ? Il a fallu que je me débrouille tout seul, comprendre seul, sans pouvoir partager le travail avec ma sœur. Il fallait que je sache d’où je venais, ne rien oublier, pour subsister, pour prendre une revanche, un jour, sans savoir encore laquelle. À seize ans, pendant une visite que nous faisions aux Régnault, j’ai trouvé ce manuscrit dans les affaires du grenier.
— Le seul héritage de votre père.
— Bravo, docteur. Je m’y suis accroché, j’ai essayé de tout comprendre, et de lire tous les bouquins qui me permettraient de comprendre. Je n’ai plus pensé qu’à ça, décrypter cette thèse improbable, m’en imprégner à fond, pour savoir enfin d’où on venait. J’ai vite abandonné les théories psychiatriques pour ne garder que l’image du vampire et ne plus la lâcher. J’ai voulu pousser à fond ce que mon père prenait comme simple postulat de départ, une grille de lecture née du fantastique, des symboles bon marché, presque ludiques. Mais moi, je suis allé jusqu’au bout, j’y ai senti quelque chose de fort, comme une manière de survie. J’ai compris que nous n’étions pas nés, Violaine et moi, et que finalement, il était plus doux de prendre la vie comme ces créatures de légende, qui errent, la nuit, au milieu des vivants. Vous saviez que les Bantous coupaient les pieds de leurs morts afin qu’ils ne reviennent pas ? On leur ressemblait tellement, déjà. Ça s’est fait naturellement, on ne nous avait pas laissé le choix.
— C’est là où vous avez commencé à jouer les Nosferatu.
— À dix-huit ans, on nous a mis à la porte. Les Régnault nous versaient une espèce de rente, bien grasse, ça tombe tous les 12 du mois, ça met d’accord tout le monde. On ne les a pratiquement jamais revus. Et on a commencé à vivre. La nuit. C’est là où, malgré que vous soyez le docteur et moi le malade, malgré que vous soyez vivant et moi mort, malgré toutes nos différences, c’est là où j’ai une chance que vous me compreniez vraiment. La nuit…
Un mot, juste. Le seul no man’s land où nous pouvions nous croiser.
— La moitié de la vie, son envers, là où nous avions droit de cité. La nuit est un monde sans enfants. Sans vieillards. La nuit est un monde sans amour. Sans les douleurs de l’amour. Elle m’a permis de m’oublier et d’entraîner Violaine avec moi, jusqu’à ce que ça dure, jusqu’à aujourd’hui. Dix ans. Dix années sans passé, sans aucune prise sur la mémoire, on ne fait que traverser, on vit avec ses fantômes puisqu’on en est un soi-même, on passe de l’autre côté, et tout le reste s’évapore au petit jour. Les vampires ont tout compris.
Peut-être. Mais je n’en suis pas là, et je me jure de ne jamais aller aussi loin. Je n’ai pas passé le même contrat. Mes démons ne sont pas aussi méchants.